Canada: L’enquête publique donne son appui au recours par Trudeau à la Loi sur les mesures d’urgence et blanchit ceux qui ont promu le Convoi de la liberté d’extrême droite

Depuis la fondation du Canada en tant qu’État fédéral, les enquêtes publiques et les commissions royales ont servi d’instruments de choix à l’élite dirigeante capitaliste et à ses représentants politiques et juridiques pour désamorcer les crises, blanchir leurs crimes et préparer d’importants changements politiques et législatifs potentiellement controversés.

L’enquête publique qui vient de s’achever sur l’utilisation par le gouvernement libéral de Trudeau des pouvoirs d’urgence pour disperser le Convoi de la liberté d’extrême droite – qui a occupé de manière menaçante le centre-ville d’Ottawa pendant plus de trois semaines en janvier-février 2022 et a fermé plusieurs postes-frontière entre le Canada et les États-Unis – a suivi ce modèle à la lettre.

Dirigée par le juge Paul Rouleau de la Cour d’appel de l’Ontario, la Commission sur l’état d’urgence (POEC) a publié un volumineux rapport de plus de 2000 pages qui:

*approuve l’invocation par le gouvernement Trudeau, pour la première fois, de la Loi sur les mesures d’urgence;

*blanchit le soutien apporté par une grande partie de la classe dirigeante au Convoi, dirigé par des fascistes, et les efforts déployés pour en faire un mouvement extraparlementaire d’extrême droite afin de pousser la politique très loin à droite;

*exhorte les gouvernements du Canada à renforcer les pouvoirs répressifs de l’État, notamment par la «modernisation» de la Loi sur les mesures d’urgence.

Des policiers se rassemblent alors qu’ils se préparent à démanteler le blocus du Convoi de la liberté en utilisant les pouvoirs d’urgence Ottawa, le vendredi 18 février 2022. [AP Photo/Robert Bumsted]

Le Convoi a été un événement sans précédent dans l’histoire du Canada. Bien qu’il n’y ait eu et qu’il n’y ait toujours qu’un soutien populaire négligeable pour leur politique toxique, les éléments d’extrême droite qui ont instigué et dirigé le Convoi ont dominé la scène politique nationale pendant près d’un mois, parce qu’une faction puissante de la classe dirigeante les a encouragés. Une grande partie des médias, l’opposition officielle conservatrice et les premiers ministres ultraconservateurs de l’Ontario, de l’Alberta et de la Saskatchewan ont soutenu et alimenté le mouvement d’extrême droite afin d’écraser l’opposition à l’élimination de toutes les mesures de santé publique anti-COVID et de déstabiliser, voire de renverser, le gouvernement minoritaire de Trudeau. Ils ont présenté le Convoi comme la voix des travailleurs ordinaires et d’autres «Canadiens patriotes» et ont exigé que Trudeau négocie avec ses dirigeants fascistes.

Un soutien crucial a également été apporté par la police et l’appareil de sécurité nationale, ainsi que par des policiers à la retraite et des membres des Forces armées canadiennes. Les témoignages recueillis lors de la POEC ont fait état de nombreux actes passifs ou actifs de la part de la police d’Ottawa, de la police provinciale de l’Ontario (OPP) et de la Gendarmerie royale du Canada (GRC), qui ont permis au convoi d’occuper les environs du Parlement et le centre-ville d’Ottawa pendant des semaines, de commettre des actes de violence et d’enfreindre la loi sans entrave.

Frustré par cette opposition au sein de l’État et de l’establishment politique, le gouvernement libéral de Trudeau a finalement eu recours aux pouvoirs d’urgence. Avec le soutien inconditionnel du Nouveau Parti démocratique social-démocrate et des syndicats, il a invoqué pour la première fois la Loi sur les mesures d’urgence, vieille de plus de trois décennies. Les pouvoirs autoritaires que le gouvernement a déployés et dont il a autorisé la police à faire usage comprenaient le droit de désigner des zones interdites, de détenir en masse ceux qui ne respectent pas les ordres du gouvernement, de réquisitionner des biens et du personnel (en l’occurrence des dépanneuses et leurs chauffeurs), de geler des comptes bancaires et de suspendre des transactions financières.

En invoquant ces pouvoirs draconiens, Trudeau a cyniquement prétendu qu’il agissait pour défendre la démocratie.

En réalité, comme l’a expliqué à l’époque le World Socialist Web Site, le gouvernement a déployé des pouvoirs d’urgence pour défendre les intérêts économiques, géopolitiques et politiques fondamentaux de l’élite capitaliste canadienne. Les blocages des postes-frontière par le Convoi menaçaient des milliards de dollars d’échanges commerciaux entre le Canada et les États-Unis et les relations d’Ottawa avec Washington, pierre angulaire de la stratégie mondiale de l’impérialisme canadien. Des milieux de la classe dirigeante s’inquiétaient également de plus en plus du fait que l’incapacité manifeste du gouvernement fédéral à faire respecter la loi et l’ordre dans la capitale nationale aurait pu miner l’autorité et la légitimité de l’État capitaliste.

À peine la «loi et l’ordre» étaient-ils rétablis que le gouvernement Trudeau donnait son feu vert au démantèlement par les provinces des mesures d’atténuation anti-COVID-19 qui subsistaient – une exigence clé du Convoi – et s’associait aux conservateurs pro-convoi pour proclamer l’engagement indéfectible du Canada dans la guerre des États-Unis et de l’OTAN contre la Russie.

L’hostilité du gouvernement libéral à l’égard des droits démocratiques des Canadiens est apparue de manière frappante dans le témoignage du Premier ministre, du ministre de la Justice David Lametti et d’autres hauts fonctionnaires devant la POEC. Ils y ont admis que le cabinet avait secrètement réinterprété – en fait, réécrit – la Loi sur les mesures d’urgence de manière à atteindre le seuil légal permettant d’invoquer les pouvoirs d’urgence. À ce jour, le gouvernement refuse catégoriquement de rendre publique la réinterprétation de la Loi sur les mesures d’urgence par le ministère de la justice, l’instrument juridique par lequel il a réécrit la loi. Il s’agit là d’un précédent pour le moins inquiétant. La législation même qui est censée stipuler dans quelles circonstances prétendument exceptionnelles le gouvernement peut suspendre les droits démocratiques fondamentaux peut être secrètement modifiée pour faciliter cette suspension à volonté, dans le dos de la population canadienne et du Parlement.

Même le juge Rouleau, en sa qualité de président de la POEC, n’a pas été autorisé à prendre connaissance de la justification juridique du gouvernement pour invoquer la Loi sur les mesures d’urgence. Il l’a critiqué à la fois lors des audiences de la POEC en novembre dernier et dans son rapport final. Néanmoins, cela ne l’a pas empêché, dans sa hâte de masquer l’effondrement croissant de l’ordre démocratique bourgeois du Canada, d’affirmer dans le rapport de la commission que le recours du gouvernement aux pouvoirs d’urgence était «approprié» et que «le seuil très élevé pour l’invocation a été atteint».

Rouleau couvre les forces politiques réactionnaires qui ont soutenu le Convoi

De la même manière, le rapport Rouleau minimise le caractère fasciste du convoi et, plus important encore, exonère politiquement les sections de l’establishment politique et de l’appareil de police et de sécurité nationale qui l’ont encouragé et ont cherché à l’exploiter pour intimider le public et déstabiliser le gouvernement fédéral élu.

Rouleau attribue l’inaction des autorités face à l’occupation d’Ottawa par le Convoi et aux barrages frontaliers qui ont suivi à ce qu’il appelle des «échecs» du «fédéralisme» et du «maintien de l’ordre».

Il attribue le soi-disant échec du fédéralisme à un excès de partisanerie politique. Adoptant le langage d’un cours d’éducation civique au lycée, il explique que le système fédéral canadien exige que «les gouvernements à tous les niveaux et ceux qui les dirigent [...] s’élèvent au-dessus de la politique et collaborent pour le bien commun». Lors de la crise du Convoi, il déplore que «malheureusement, [...] cela n’ait pas toujours été le cas».

Tout cela sert à dissimuler le fait qu’une puissante faction de la classe dirigeante – composée de ceux qui sont généralement les plus véhéments dans la dénonciation et les plus prompts à criminaliser l’opposition de la classe ouvrière et qui traitent les toxicomanes et les sans-abri comme des criminels – a encouragé le Convoi dans ce que Rouleau lui-même appelle «l’anarchie» à des fins politiques réactionnaires bien définies.

Un groupe de députés conservateurs de la Saskatchewan et un sénateur affichent leur soutien à l’occupation du centre-ville d’Ottawa par le Convoi de la liberté d’extrême droite. L’ancien chef des conservateurs, Andrew Scheer, est le troisième à partir de la gauche. [Photo: Twitter/CPC]

Le rapport de la POEC critique tout particulièrement le gouvernement progressiste-conservateur de l’Ontario, dirigé par Doug Ford, et qualifie ses actions de «troublantes». Il observe que pendant des semaines, le gouvernement Ford a refusé de prendre des mesures sérieuses pour mettre fin à l’occupation d’Ottawa, alors que c’est lui, et non le gouvernement fédéral, qui avait la responsabilité et l’autorité constitutionnelles de le faire. Sur ordre de Ford, les ministres et les fonctionnaires de l’Ontario ont aussi systématiquement boycotté les réunions tripartites prévues entre Ottawa, l’Ontario et le gouvernement fédéral pour discuter de la crise. L’attitude de laisser-faire du gouvernement de l’Ontario n’a changé que lorsque les constructeurs automobiles et d’autres secteurs du grand capital ont exigé qu’il mette fin au blocage du pont Ambassador, qui relie Windsor, en Ontario, à Detroit.

Les motivations politiques des actions de Ford – un aspirant Donald Trump qui a cultivé ses propres partisans d’extrême droite – et de son gouvernement sont claires. Comme les conservateurs fédéraux, ils ont cherché à utiliser le Convoi comme une matraque contre les mesures anti-COVID et à déstabiliser le gouvernement libéral. Ils voulaient que Trudeau «s’approprie politiquement» toute action policière contre le Convoi, afin de ne pas contrarier leurs alliés de l’extrême droite. De plus, au cas où l’action se terminerait par des violences, ils ont calculé qu’ils pourraient s’en servir pour blâmer le gouvernement libéral et rassembler l’opposition contre lui.

Rouleau évite cependant scrupuleusement de tirer de telles conclusions politiques. Il se contente d’exprimer sa frustration quant au fait que Ford et la vice-première ministre de l’Ontario et procureure générale de l’époque, Sylvia Jones, sont allés devant les tribunaux pour éviter d’avoir à témoigner devant la POEC.

Rouleau fait preuve de la même cécité volontaire lorsqu’il s’agit d’évaluer les nombreux «échecs» de la police. De nombreux témoins de la police et du renseignement policier devant la POEC, tous de hauts fonctionnaires, ont exprimé leur sympathie pour le Convoi. D’autres témoignages ont révélé que les hauts gradés de la police s’inquiétaient de savoir si l’ordre qu’ils pourraient donner de prendre des mesures significatives contre le Convoi serait respecté. Les dirigeants du Convoi, pour leur part, ont déclaré avoir bénéficié de nombreuses fuites de la police et du Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS).

Pourtant, Rouleau attribue l’échec de la police et son apparente incapacité à appliquer la loi contre le convoi et à le disperser en temps voulu à des querelles de compétences entre les différents services de police et de sécurité nationale, à des obstacles juridiques à leur action conjointe, à l’incompétence et aux ressentiments suscités par la nomination récente du tout premier chef de police noir d’Ottawa.

Ce récit sous-tend les 56 recommandations de la POEC qui, dans leur ensemble, renforceraient les institutions répressives de l’État dont la crise du Convoi a révélé qu’elles étaient remplies de sympathisants de l’extrême droite.

Renforcer les pouvoirs répressifs de l’État

De nombreuses recommandations de Rouleau visent à rendre l’appareil de sécurité nationale et la police plus efficaces pour réagir aux manifestations et aux troubles sociaux de grande ampleur et, le cas échéant, pour les réprimer. Il s’agit notamment d’accroître l’interopérabilité de la police afin que les forces puissent être déployées plus rapidement, y compris au-delà des frontières provinciales, et d’améliorer la mise en commun des renseignements, notamment en réduisant ou en éliminant les obstacles juridiques qui subsistent à l’échange de renseignements entre le SCRS, la principale agence d’espionnage nationale, et les forces de police du pays.

Rouleau exhorte les gouvernements fédéral et provinciaux ainsi que les services de police et de renseignement à mettre en place un coordinateur national du renseignement pour les «événements majeurs» – une expression qui pourrait englober tout, des rassemblements internationaux officiels aux grèves, en passant par les manifestations autochtones ou les actions de masse contre la guerre – de «dimension nationale, interprovinciale ou interterritoriale». Le gouvernement de l’Ontario est également invité à créer une «unité de gestion des événements majeurs».

Audience de la Commission sur l’état d’urgence, le 21 novembre 2022. Le juge Rouleau se trouve à l’extrême droite. À l’écran, une diapositive explique que le directeur du SCRS, David Vigneault, a recommandé à Trudeau d’invoquer les pouvoirs d’urgence en se basant sur «tout ce qu’il avait vu jusqu’à présent» et sur la réinterprétation secrète de la loi par le gouvernement. [Photo: Public Order Emergency Committee/Twitter ]

Rouleau recommande au gouvernement fédéral de collaborer avec d’autres niveaux de gouvernement afin d’identifier les corridors et les infrastructures de transport commercial essentiels et d’établir des protocoles pour éviter qu’ils ne soient perturbés ou fermés par des manifestations.

Il propose que les gouvernements canadiens habilitent la police à créer des zones d’exclusion afin d’empêcher les grandes manifestations et les véhicules d’accéder à d’importants espaces et installations publics, en citant les lois répressives de la Grande-Bretagne et de l’Australie comme modèles à suivre.

Il recommande en outre au gouvernement fédéral d’envisager de confier à une agence ou à un service spécifique la surveillance – c’est-à-dire l’espionnage – des médias sociaux.

Rouleau justifie les recommandations ci-dessus et beaucoup d’autres par le fait qu’elles permettent d’éviter d’avoir à utiliser un instrument aussi brutal et manifestement antidémocratique que la Loi sur les mesures d’urgence.

Cependant, il recommande également de «moderniser» la Loi sur les mesures d’urgence afin de donner au gouvernement fédéral une plus grande latitude dans son utilisation en incluant toutes les «situations qui pourraient légitimement présenter un risque grave pour l’ordre public, aujourd’hui et dans un avenir prévisible».

Dans leur témoignage à la POEC, la vice-première ministre Freeland, d’autres hauts responsables du gouvernement libéral, ainsi que l’actuel directeur du SCRS et plusieurs de ses prédécesseurs ont affirmé que le gouvernement avait besoin d’une définition plus large des menaces à l’ordre public: en particulier une définition qui identifie les menaces à la «sécurité économique» du Canada comme des menaces à la sécurité nationale.

Il serait ainsi encore plus facile d’invoquer les pouvoirs d’urgence contre toute recrudescence de la lutte des classes, qu’il s’agisse d’une grève générale ou d’un défi de masse, comme l’ont fait les travailleurs de l’éducation de l’Ontario en novembre dernier, contre une loi anti-grève draconienne qui a précipité des grèves de solidarité à grande échelle.

Le 8 février 2022, moins d’une semaine avant que Trudeau n’invoque la Loi sur les mesures d’urgence, une perspective du World Socialist Web Site avertissait: «Sans l’intervention politique de la classe ouvrière, toutes les issues possibles à l’impasse actuelle à Ottawa ne produiront qu’un nouveau glissement vers la droite, mettant en péril les droits démocratiques et sociaux les plus fondamentaux de la classe ouvrière».

Ce pronostic a été largement validé.

Le rapport Rouleau – qui sanctionne le recours de Trudeau aux pouvoirs d’urgence, blanchit le soutien apporté au Convoi d’extrême droite par une grande partie de l’establishment politique et de l’appareil d’État, et propose de renforcer les pouvoirs répressifs de l’État – constitue un nouvel avertissement quant à l’état de décomposition avancé de la démocratie canadienne.

Alors que la population a été bombardée au cours du mois dernier d’affirmations non fondées émanant de sources anonymes des services de renseignement selon lesquelles la Chine chercherait à subvertir la démocratie canadienne, les preuves recueillies par le rapport Rouleau, voire ses conclusions, soulignent que les droits démocratiques et sociaux des travailleurs sont confrontés à une menace incomparablement plus grande de la part de toutes les factions de l’élite dirigeante: qu’il s’agisse de partisans du Convoi d’extrême droite, de pouvoirs de répression de l’État plus étendus, ou des deux à la fois.

L’effondrement de la démocratie bourgeoise est un processus mondial, illustré par le coup d’État manqué de Trump du 6 janvier 2021 et la réponse dérisoire des démocrates. Ces derniers sont plus soucieux de soutenir le Parti républicain pour mener la guerre contre la Russie que de poursuivre les putschistes et d’alerter la population américaine sur la menace qui pèse sur ses droits démocratiques. Partout, la classe dirigeante se tourne vers des méthodes autoritaires et cultive des forces fascistes comme troupes de choc pour réprimer l’inévitable explosion de l’opposition de la classe ouvrière à la guerre, à sa politique désastreuse de profits avant la vie, à des décennies d’austérité et à l’aggravation de l’inégalité sociale.

Pour défendre les droits démocratiques, il est nécessaire d’armer le mouvement grandissant de la classe ouvrière d’une perspective anticapitaliste, c’est-à-dire socialiste internationale.

(Article paru en anglais le 9 mars 2023)

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