Le 6 décembre, la Cour supérieure du Québec a rendu un verdict sur la contestation par l’Alliance syndicale de la construction (ASC) d’une loi spécialeadoptée le 30 mai 2017 par le gouvernement libéral du Québec pour forcer le retour au travail de 175.000 travailleurs de la construction.
Dans sa décision, qui survient plus de cinq ans après la criminalisation de la grève de la construction, le juge Frédéric Pérodeau a reconnu que la loi spéciale avait enfreint la Charte canadienne des droits et libertés en interdisant «complètement le droit de grève légal des travailleurs».
Mais il a enlevé toute portée pratique à son jugement en rejetant chacune des mesures de redressement demandées par l’ASC – composée de la FTQ-Construction, du Conseil provincial, du Syndicat québécois de la construction, de la CSD Construction et de la CSN-Construction.
Le juge a refusé de condamner le gouvernement du Québec à verser des dommages compensatoires et punitifs pour la violation du droit de grève. L’ASC réclamait environ 25 millions de dollars, mais le juge Pérodeau a déterminé que le gouvernement n’avait pas agi de mauvaise foi ou abusé de ses pouvoirs.
Le juge a aussi refusé de déclarer partiellement invalide la loi R-20 qui encadre la négociation des conventions collectives des travailleurs de la construction. L’ASC invoquait que l’absence de disposition anti-briseurs de grève dans R-20 est illégale puisqu’elle permet aux employeurs de faire pression sur les travailleurs en grève. Se rangeant du côté du gouvernement et du patronat, le juge a écrit que cela ne constituait pas «une entrave substantielle au droit de grève». Selon cette analyse, il est suffisant pour respecter la Charte que les travailleurs aient le droit théorique de faire la grève, peu importe qu’il soit sapé en pratique par le recours à des briseurs de grève protégés par la machine étatique.
L’ASC demandait également l’annulation d’un article de R-20 qui interdit que les conventions collectives aient un effet rétroactif. Cette disposition, unique à l’industrie de la construction, fait en sorte que les conventions collectives et les augmentations salariales qu’elles contiennent prennent effet à la date de leur signature. Ailleurs, les conventions collectives ont généralement un effet rétroactif à la date de fin de la convention précédente.
Après avoir reconnu que la question de la rétroactivité des salaires est d’une «importance certaine» pour les travailleurs qui subissent «des conséquences financières» des délais de signature des contrats de travail, le juge Pérodeau a refusé d’invalider l’article de loi. Son prétexte était que la pression ainsi exercée sur les travailleurs durant les négociations n’est pas suffisamment importante pour constituer une «entrave substantielle à la négociation collective».
En fin de compte, ce jugement de la Cour supérieure du Québec donne le feu vert aux gouvernements dans l’utilisation de l’appareil répressif de l’État pour imposer les diktats de la grande entreprise. Il s’inscrit dans la lignée d’une série de décisions qui mettent à nu le véritable rôle du pouvoir judiciaire: loin d’être un arbitre neutre qui se place au-dessus des conflits de classe, il fait partie intégrante de l’État capitaliste et agit en défenseur conscient de la classe dirigeante.
Peu après l’adoption de la Charte canadienne des droits et libertés en 1982, la Cour suprême du Canada allait exclure les droits fondamentaux des travailleurs de son champ d’application – déclarant en 1987 que la Charte «n’inclut aucune garantie des droits de négocier collectivement et de faire la grève».
La Cour donnait ainsi le champ libre à la classe dirigeante pour l’adoption de lois réactionnaires visant à criminaliser les luttes ouvrières. C’était à une époque où le souvenir des grèves de masse des années 60 et 70 était encore frais dans la mémoire collective des travailleurs, et ces derniers étaient encore engagés dans des luttes intenses.
En 2007, la Cour suprême est revenue sur sa décision initiale et a statué que le droit d’association prévu dans la Charte couvrait le droit des travailleurs à se regrouper en syndicat pour négocier leurs conditions de travail. Ce changement est survenu après des décennies de déclin dans la lutte de classe, y compris une baisse drastique du nombre de grèves, à cause des lois répressives et du rôle réactionnaire des syndicats de plus en plus intégrés à l’État capitaliste. En 2017, la Cour suprême a finalement inscrit le droit de grève parmi les droits fondamentaux reconnus par la Charte.
Cette nouvelle décision ne visait pas à faciliter une réponse ouvrière aux assauts répétés de la grande entreprise. Il s’agissait plutôt de préserver le cadre légal des négociations collectives qui sert à menotter politiquement les travailleurs et de renforcer la capacité de la bureaucratie syndicale à saboter les luttes ouvrières – notamment en semant l’illusion que les travailleurs peuvent compter sur les tribunaux pour défendre leurs droits démocratiques.
La tactique des bureaucrates syndicaux face aux lois spéciales est maintenant bien rodée: demeurer silencieux face aux menaces de criminalisation de la grève puis, au moment où les travailleurs commencent à faire valoir leurs intérêts, invoquer l’imposition d’une loi anti-grève ou la menace imminente d’une telle loi pour saboter la lutte, en affirmant que les travailleurs n’ont d’autre choix que de retourner au travail ou d’accepter des ententes de trahison. Ils enrobent ces abjectes capitulations de promesses de contester la loi devant le tribunal ou de «punir» le parti au pouvoir lors des prochaines élections.
L’adoption de lois spéciales est une pratique courante de la classe dirigeante canadienne et québécoise – notamment dans le secteur de la construction, où la ronde de «négociations» ayant précédé celle de 2017 s’était, elle aussi, conclue en juin 2013 par une loi d’exception du Parti québécois pour mettre fin à une grève.
Durant les négociations de 2017, l’ASC n’a rien dit sur la menace d’intervention du gouvernement jusqu’à ce que le premier ministre libéral Philippe Couillard lui-même soulève la question le 12 mai. Une fois la loi adoptée, les bureaucrates ont déclaré leur inquiétude devant le militantisme des travailleurs «très fâchés». Pour empêcher cette colère de se transformer en un mouvement de contestation, les syndicats ont immédiatement ordonné à leurs membres de reprendre le travail, tout en promettant de contester la loi devant les tribunaux.
Une fois la menace d’un mouvement de masse des travailleurs écartée, les syndicats ont négocié des contrats de concession dans 3 des 4 secteurs de l’industrie de la construction (résidentiel, voirie et génie civil) alors que le contrat visant les quelque 100.000 travailleurs du secteur institutionnel, commercial et industriel a fait l’objet d’un processus de médiation et d’arbitrage établi par la loi en faveur du patronat. Le fait que les contrats, autant ceux négociés que celui imposé par sentence arbitrale, étaient remplis de reculs est démontré par la grande colère des travailleurslors du dernier renouvellement en 2021.
À cette occasion, après que le gouvernement droitier de la Coalition Avenir Québec a indiqué sur un ton menaçant qu’il ne tolèrerait aucune grève en invoquant de manière hypocrite la pandémie de COVID-19, les syndicats ont plié l’échine en bloquant tout débrayage. Leur rôle dans l’imposition des lois anti-ouvrières avait été mis à nu de manière flagrante seulement quelques années plus tôt par leur réponse perfide à la grève sauvage des grutiersde 2018.
Les travailleurs doivent tirer des leçons du jugement du 6 décembre dernier: les syndicats pro-capitalistes et les tribunaux bourgeois ne sont pas leurs alliés face aux gouvernements capitalistes, mais bien des complices dans la suppression de la lutte de classe et la criminalisation des grèves.
La seule façon pour les travailleurs de s’opposer à ces lois réactionnaires est de se mobiliser en tant que force politique indépendante. Un pas crucial dans cette direction consiste à s’organiser dans des comités de la base, indépendants des appareils syndicaux. Seules de telles organisations militantes seront en mesure de répondre aux lois anti-grève, non pas devant les tribunaux ou en faisant appel aux politiciens de la grande entreprise, mais sur le seul terrain favorable aux travailleurs – l’action de masse contre l’austérité capitaliste.