Un entretien avec John Pilger: «Assange est l’incarnation courageuse d’une lutte contre les forces les plus oppressives de notre monde»

Dans une interview accordée au World Socialist Web Site, le célèbre journaliste d’investigation australien John Pilger a averti que les «États-Unis sont sur le point de mettre la main sur» le courageux éditeur de WikiLeaks, Julian Assange.

Le mois dernier, la ministre britannique de l’Intérieur Priti Patel a approuvé l’extradition d’Assange vers les États-Unis, où il risque 175 ans de prison en vertu de la loi sur l’espionnage pour avoir publié des informations véridiques dénonçant les crimes de guerre américains en Irak et en Afghanistan. Comme l’explique Pilger, l’ordonnance de Patel fera l’objet d’un nouvel appel, mais le système judiciaire britannique qui statuera a facilité la persécution d’Assange à chaque étape du processus. Cela souligne l’urgence d’une lutte politique pour libérer Assange, fondée sur les puissantes luttes de la classe ouvrière qui émergent dans le monde entier.

John Pilger [Photo: WSWS]

Pilger a commencé sa carrière dans les médias à la fin des années 1950. Son premier documentaire, The Quiet Mutiny, a révélé certains aspects de la guerre américaine du Vietnam en 1970. Depuis lors, Pilger a produit plus de 50 documentaires, dont beaucoup sont des longs métrages et s’attachent à révéler les crimes des grandes puissances impérialistes.

Dans une interview accordée à Rolling Stone en 2012, on a demandé à Assange: «Qui a été votre soutien public le plus essentiel?» Il a répondu: «John Pilger, le journaliste australien, a été le plus impressionnant».

Pilger a été inébranlable dans sa défense de l’éditeur de WikiLeaks. En 2018 et 2019, il s’est adressé à des rassemblements du Parti de l’égalité socialiste, exigeant que le gouvernement australien utilise ses pouvoirs diplomatiques et juridiques pour libérer Assange.

En raison de sa défense de principe d’Assange et de son opposition à la guerre, Pilger n’est presque jamais cité dans les médias officiels australiens, bien qu’il soit l’un des journalistes les plus connus et respectés du pays.

WSWS:Après l’annonce de Patel qui a autorisé l’extradition, où en est l’affaire Assange? Les dangers auxquels il est confronté sont-ils plus pressants que précédemment?

John Pilger:C’est une période dangereuse et imprévisible. Depuis que la ministre de l’Intérieur a signé l’ordre d’extradition, un appel provisoire a été déposé par les avocats de Julian. Le terme «provisoire» fait partie du processus tortueux de l’appel. Les avocats doivent soumettre ce que l’on appelle des «motifs solides de faire appel» dans les prochaines semaines, puis les États-Unis et le ministre de l’Intérieur déposent leurs réponses. Ce n’est qu’après cela qu’un juge (qui ne siège pas dans un tribunal) décidera s’il accepte ou non le recours. Ce processus peut sembler méticuleux mais, après l’avoir observé, il me semble qu’il s’agit d’une couverture d’obscurcissement finement filée sur un système profondément biaisé.

Jusqu’à l’audience de la Haute Cour l’année dernière, je pensais que les hauts magistrats du pays rejetteraient l’appel américain et récupéreraient quelque chose de la notion mythifiée de la justice britannique, ne serait-ce que pour la survie du système, qui dépend en partie de la «posture» adoptée dans les arcanes de l’establishment britannique. Cette démonstration d’«indépendance» en faveur de la justice s’est produite dans le passé. Dans le cas de Julian, les faits étaient sûrement trop extravagant ―aucun tribunal correctement constitué ne pourrait les examiner ―mais j’avais tort. La décision prise par le Lord Chief Justice d’Angleterre et du Pays de Galles en octobre dernier, selon laquelle les États-Unis avaient en fait le droit de fabriquer et d’introduire tardivement des «assurances» qui n’avaient même pas fait l’objet d’une procédure régulière, cela a été tout à fait choquant. On n’avait eu aucune justice, pas de procédure; la ruse et le caractère impitoyable du pouvoir américain se sont révélés. La force prime le droit.

Aujourd’hui, les États-Unis savent qu’ils sont sur le point de mettre la main sur Julian. Contrairement aux précédents parlements à Westminster, pas une seule voix ne s’élève pour le défendre. Malgré une campagne tenace qui souligne la menace que l’extradition de Julian représente pour une «presse libre», il est à peine évoqué dans les médias, qui lui restent intensément hostiles. Les journalistes n’ont jamais été aussi dociles qu’aujourd’hui, et le cas de Julian est un rappel ―pour certains ―de ce qu’ils devraient faire. Il leur fait honte.

WSWS: Vous avez constamment défendu Julian pendant plus de dix ans. Au cours de cette période, avez-vous été choqué par l’intensité avec laquelle il a été poursuivi?

JP:Peut-être pas choqué; en tant que journaliste, j'ai eu mon propre aperçu du caractère impitoyable de l'État. N'oubliez pas que la poursuite de Julian est à la mesure de ses réalisations. Il a informé des millions de personnes sur les tromperies de gouvernements auxquels trop de gens faisaient confiance; il a respecté leur droit de savoir. C'était un service public remarquable.

WSWS:Pensez-vous que cette affaire est liée à une attaque plus large contre les droits démocratiques?

JP:Oui, c’est la dernière étape de l’abandon de ce que l’on appelait autrefois la «démocratie sociale». Le «recul» constant des droits aux États-Unis et au Royaume-Uni est une réaction au soulèvement, dans les années 1960 et 1970, des gens, de leur conscience et des idées d’équité. Il s’agissait d’un «moment» historique où la société devenait plus éclairée; les droits des minorités et des femmes étaient de plus en plus acceptés; les travailleurs se battaient. Dans le même temps, ce que l’on appelle «l’ère de l’information» a été lancée. Il ne s’agissait qu’en partie d’information; c’était une ère médiatique, les médias occupant une place omniprésente et dominante dans la vie des gens. L’un des livres les plus influents de l’époque était «Le regain Américain, une révolution pour le bonheur» (The Greening of America). Sur la couverture, on pouvait lire: «Une révolution se prépare. Elle ne sera pas comme les révolutions du passé. Elle prendra sa source dans l’individu». Le message de son auteur, un jeune universitaire de Yale, Charles Reich, était que le discours de vérité et l’action politique avaient échoué et que seules la «culture» et l’introspection pouvaient changer le monde.

En quelques années, poussé par de nouvelles opportunités de profit, le culte du «moi-isme» (me-ism) a subverti le sens de l’action collective des gens, leur sens et leur langage de justice sociale et d’internationalisme. La classe, le sexe et la race ont été séparés; la classe comme moyen d’expliquer la société est devenue une hérésie. Le motif personnel est devenu politique et les médias sont devenus le message. La propagande consistait à dire qu’une chose appelée mondialisme était bonne pour vous. Le corporatisme, son langage spécieux et son autoritarisme, s’est approprié une grande partie de notre mode de vie, garantissant ce que l’économiste, Ted Wheelwright, a appelé une «société des deux tiers» ―le tiers inférieur a été soumis à la dette et à la pauvreté tandis qu’une guerre des classes non reconnue déracinait et détruisait le pouvoir des travailleurs. En 2008, l’élection du premier président noir au pays de l’esclavage et la fabrication d’une nouvelle guerre froide ont achevé de désorienter politiquement ceux qui, vingt ans plus tôt, auraient formé une opposition critique et un mouvement antiguerre.

WSWS:Y a-t-il un rapport avec l’escalade de la guerre, notamment les confrontations menées par les Etats-Unis avec la Chine et la Russie?

JP:Les événements d’aujourd’hui sont le résultat direct des plans établis dans le Defence Planning Guidance de 1992, un document qui expliquait comment les États-Unis allaient maintenir leur empire et faire face à tous les défis, réels ou imaginaires. L’objectif était la domination américaine à tout prix, littéralement. Rédigé par Paul Wolfowitz et Dick Cheney, qui allaient jouer un rôle clé dans l’administration de George W. Bush et l’invasion de l’Irak, ce document aurait pu être écrit par Lord Curzon au XIXe siècle. Ils ont formé «Le projet pour un nouveau siècle américain». L’Amérique, se vantait-il, «superviserait une nouvelle frontière». Le rôle des autres états serait celui de vassaux ou de suppliants, ou ils seraient écrasés. Elle a planifié la conquête de l’Europe et de la Russie avec tout le zèle et la minutie des impérialistes hitlériens. Les racines de la guerre actuelle de l’OTAN contre la Russie et les provocations contre la Chine sont là.

WSWS:Que pensez-vous du rôle joué par le gouvernement travailliste australien d’Anthony Albanese? Pouvez-vous commenter le rapport «Declassified Australia», qui contient des briefings internes pour le procureur général Dreyfus, qui indique que le gouvernement travailliste ne se préoccupe que d’un hypothétique transfert de prison, après qu’Assange ait été extradé aux États-Unis et s’y soit fait condamner pour des charges liés à l’Espionage Act?

JP:Le gouvernement travailliste d’Albanese est aussi à droite et docile que n’importe quel gouvernement travailliste australien ―seul le gouvernement Whitlam de 1972 à 1975 a brisé le moule, et on s’en est débarrassé. C’est le gouvernement travailliste de Julia Gillard qui a initié la collusion de l’Australie avec les États-Unis pour faire taire Assange. L’idée du «transfert de prison» peut être considérée comme un moyen détourné de satisfaire le soutien en faveur de Julian dans son pays. Quoi qu’il en soit, les États-Unis décideront et le gouvernement d’Albanese fera ce qu’on lui dira de faire.

WSWS:Nous soulignons la nécessité pour les travailleurs et les jeunes de prendre la défense d’Assange. C’est en tant que fer de lance de la lutte contre la guerre et l’autoritarisme. Pourquoi pensez-vous que les gens ordinaires devraient s’engager dans la lutte pour libérer Assange?

JP:Julian Assange est l’incarnation courageuse d’une lutte contre les forces les plus sombres et les plus oppressives de notre monde; et les gens de principe, jeunes et vieux, devraient s’y opposer du mieux qu’ils peuvent, sinon un jour, cela pourrait affecter leur vie, et pour le pire.

(Article paru d’abord en anglais le 25 juillet 2022)

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