L'historien Woody Holton lance contre la Révolution américaine une attaque inspirée par le Projet 1619

Woody Holton, historien de l’université de Caroline du Sud, fait campagne pour soutenir l’affirmation centrale du «Projet 1619» du New York Times, que la Révolution américaine était une contre-révolution lancée pour défendre l’institution de l’esclavage.

Woody Holton (Alcethron)

Holton a commencé sa campagne le 4 juillet, jour de l’indépendance américaine, dans un commentaire du Washington Post où il affirmait que la Révolution américaine aurait été évitée si Lord Dunmore, le gouverneur colonial de la Virginie, n’avait pas publié une proclamation accordant la liberté aux esclaves qui fuiraient des maîtres déjà en rébellion. Holton a également soutenu que la Déclaration d’indépendance avait été mal comprise. Selon lui, elle n’était pas un manifeste révolutionnaire, mais un mémoire juridique sécessionniste.

Le 1er septembre, Holton a annoncé que chaque jour il posterait, sur son compte Twitter, une «preuve» supplémentaire de ce que la Déclaration d’indépendance était une réaction raciste contre ce qu’il appelle «l’alliance anglo-noire». Il a l’intention de le faire pendant 76 jours consécutifs, une référence cynique à 1776, l’année de la déclaration d’indépendance américaine. Holton assure à ses partisans sur Twitter qu’il dispose de nombreux autres «éléments de preuve» pour étayer ses affirmations.

Soldats britanniques dans la bataille de Bunker Hill, représentés par Howard Pyle.

Holton encourage les sceptiques à consulter les travaux d’historiens partageant les mêmes idées que lui ; notamment le stalinien Gerald Horne dont le livre, rempli d’erreurs et plagié, «La Contre-Révolution de 1776», est une influence majeure. L’adoption de Horne par Holton devrait être considérée comme un avertissement qu’il est prêt à utiliser la méthode de Horne: la déformation et la falsification flagrantes de documents d’archive. Dans un examen minutieux et détaillé du livre de Horne, publié sur le site «World Socialist Web Site», Fred Schleger conclut:

« Le travail de Horne ne résiste pas au moindre examen. Son ouvrage est pire qu'inexact: il s'agit, dans une large mesure, d'une œuvre de fiction. Son interprétation des sources est si inexacte qu'elle en devient fantaisiste: les citations sont tronquées dans le but d’en inverser le sens, les sources sont mal attribuées, et même des faits élémentaires sont déformés ou tout simplement faux... Ce qui rend les déformations de Horne si exaspérantes, ce n'est pas seulement leur échelle et leur nombre, mais le fait qu'elles sont au centre de son projet de réécriture de l'histoire américaine ».

Holton est d’accord, et obséquieux, avec Nikole Hannah-Jones, la célébrité médiatique qui a inspiré le Projet 1619, sur le fait que le «racisme anti-noir» est «endémique» et réside dans «l’ADN même de ce pays». En essayant d’étayer ce pronostic racialiste, anti-historique et fondamentalement droitier, Holton est – comme nous le verrons – parfaitement disposé à violenter le registre historique, à revenir sur des positions prises par lui antérieurement et à s’embarquer dans des attaques provocatrices et avilissantes contre la critique universitaire.

La fuite de Lord Dunmore/Ogden; American Colortype Cie, New York

Holton a un nouveau livre qui doit sortir en octobre, « Liberty Is Sweet: The Hidden History of the American Revolution » (La liberté est douce: l’histoire cachée de la révolution américaine), dans lequel il promet de poursuivre ses efforts pour discréditer la Révolution et d’en faire un événement réactionnaire. Cet ouvrage précédera d’un mois la publication par le New York Times d’un nouveau livre au titre à consonance religieuse, « 1619: A New Origin Story » (1619: une nouvelle Genèse). Un autre livre du Projet 1619 sera publié au même moment, s’adressant à de jeunes enfants.

La chronique de Holton dans le Washington Post

Dans sa chronique du WashingtonPost, Holton dit croire que lorsque les «Blancs» ont appris «que les Noirs avaient forgé une alliance informelle avec les Britanniques», ils sont devenus «furieux» et que c’est cela qui a causé la Révolution américaine. Ce n’est que cette fureur raciste incontrôlable qui a poussé les «Blancs» à déclarer officiellement l’indépendance. Selon Holton, la Révolution américaine n’était pas du tout une révolution, mais une réaction «sécessionniste» à la menace de libération des esclaves lancée par l’Empire britannique; sa véritable essence n’était rien d’autre qu’une répétition générale de la contre-révolution confédérée de 1861. Sur Twitter, Holton a même assimilé la Proclamation de Dunmore à la Proclamation d’émancipation de Lincoln.

Pour étayer son affirmation que la création des États-Unis était une contre-révolution pro-esclavagiste, Holton cite l’arrêt Somerset de 1772, dans lequel Lord Mansfield, juge à la Cour du Conseil royal, décida que l’esclavage ne pouvait exister en Angleterre proprement dite parce qu’il n’était pas établi positivement par la loi. Holton affirme que cet arrêt a suscité une grande inquiétude dans les treize colonies, bien que n’y ayant aucune application juridique. Mais il concède qu’un universitaire qui a étudié l’impact de la décision n’a pu trouver que «des références à Somerset dans six journaux du Sud». Holton ne l’admet pas, mais c’est dans les Indes britanniques et en Jamaïque que l’opposition à Somerset a été la plus farouche, et ces dernières ne se sont jamais éloignées de l’Empire pendant la crise américaine. Quoi qu’il en soit, six «références», c’est infiniment peu par rapport aux centaines de milliers de pages imprimées de journaux et de pamphlets qui protestaient contre les lois sur le timbre, le thé et les lois déclaratoires, toutes choses que Holton écarte comme n’étant rien qu’une «résistance aux innovations parlementaires».

«Un emblème des effets du TIMBRE». Un extrait du Pennsylvania Journal, octobre 1765.

Holton est ainsi contraint de fonder son argumentation sur la Proclamation de Dunmore, faite en novembre 1775 par le dernier gouverneur royal de la Virginie (John Murray, quatrième comte de Dunmore) qui offre la liberté aux esclaves prenant les armes contre des maîtres déjà en révolte contre la couronne.

Selon Holton, la crise impériale qui s’était développée à partir de la fin de la Guerre française et indienne, en 1763, et avait éclaté en insurrection au début de la guerre révolutionnaire même, au printemps 1775, était une tempête qui se serait dissipée sans l’intervention de Lord Dunmore. Une fois publiée la proclamation de Dunmore en novembre 1775, une marée raciste s’est levée parmi les Américains blancs en faveur de la «sécession». Toutes les autres preuves que Holton rassemble dans sa chronique dépendent de Lord Dunmore, le révolutionnaire le plus invraisemblable peut-être de l’histoire.

Comme le dit Holton,

Jusqu’en 1775, la plupart des Américains blancs avaient résisté aux innovations parlementaires comme la loi sur les timbres et la taxe sur le thé, mais n’avaient guère manifesté d’intérêt pour l’indépendance. Pourtant, lorsqu’ils ont appris que les Noirs avaient forgé une alliance informelle avec les Britanniques, les Blancs ont été furieux… La fureur des Blancs à l’égard des Britanniques pour avoir jeté leur dévolu sur des personnes asservies a poussé beaucoup d’entre eux à franchir le pas fatidique leur faisant adopter l’indépendance…

Pour arriver à cette conclusion, Holton doit faire abstraction de la chronologie élémentaire de la Révolution. En fait, la guerre avait déjà commencé six mois avant l’ordre de Dunmore. Des batailles majeures avaient déjà eu lieu en Nouvelle-Angleterre, l’Armée continentale avait été formée et il y avait dans toutes les colonies une situation de double pouvoir, l’État impérial s’effondrant et de nouvelles structures d’autorité révolutionnaires prenant sa place, à la tête desquelles se trouvait le Congrès continental de Philadelphie. En Virginie, l’autorité britannique s’était rapidement dissoute au cours des deux années précédentes. En fait, Holton omet de mentionner que Dunmore a émis son ordre depuis son refuge à bord d’un navire de la marine britannique sur le fleuve James! Robert Middlekauff a capturé la scène dans son célèbre ouvrage sur la Révolution américaine, «The Glorious Cause»:

Il restait assis pendant que la Convention, l’ancienne Chambre des Bourgeois sous un nouveau nom, prenait en charge la tâche de gouverner… En novembre, Dunmore ressentait un sentiment de frustration alors qu’il était assis sur un pont qui tanguait et contemplait la puissance britannique, qui, comme lui, vaguait. [1]

Les historiens de la Révolution américaine réprimandent Holton

Le 6 septembre, six historiens de la Révolution américaine – Carol Berkin, Richard D. Brown, Jane E. Calvert, Joseph J. Ellis, Jack N. Rakove, Gordon S. Wood – ont publié une lettre ouverte qui, en quelques paragraphes, démonte les principales affirmations de Holton dans sa chronique du Washington Post. Ces historiens sont des érudits de premier plan ayant publié des dizaines de livres et d’articles très appréciés et comptent parmi eux de nombreux prix prestigieux, dont trois prix Pulitzer.

Ces historiens mettent l’accent sur le caractère douteux de ce que Holton appelle une «alliance» entre les Noirs et l’Empire britannique. En fait, seuls 300 des 300.000 esclaves de Virginie, selon les estimations, ont effectivement combattu dans le «régiment éthiopien» de Dunmore, soit 1 sur 1.000. Ils rappellent à Holton, qui semble avoir oublié la suite élémentaire des événements, qu’«en novembre 1775, la Virginie, comme la plupart des autres colonies, avait déjà radicalement évolué vers une indépendance virtuelle vis-à-vis de l’autorité britannique». Ils notent que «Dunmore a émis sa proclamation motivé par le désespoir militaire et non par des idéaux abolitionnistes. En 1774, les colons étaient déjà devenus effectivement indépendants de l’autorité britannique».

La guerre avait déjà commencé en avril 1775, expliquent-ils, avec les batailles de Lexington et de Concord. Le deuxième Congrès continental avait suivi, nommant George Washington au commandement et en autorisant une invasion du Canada. Ils écrivent que dès août 1775, le roi «avait déclaré les colons en rébellion ouverte». Ils concluent que «la proclamation de Dunmore, trois mois plus tard, n’a rien lancé; elle a plutôt cherché à écraser un mouvement déjà bien engagé.» Quant à la décision de Somerset, ils soulignent qu’«aucun des responsables de la Virginie n’a cité Somerset dans un journal ou une correspondance – ni Washington, ni Jefferson, ni aucun autre».

Les historiens soulignent que la Révolution américaine a revigoré le sentiment anti-esclavagiste. Ils écrivent que «la première société aux objectifs anti-esclavagistes de l’histoire moderne a vu le jour à Philadelphie pendant la Révolution, en 1775». Et, «pendant la guerre, certains États du Nord sont devenus les premières entités politiques esclavagistes de l’histoire mondiale à abolir l’esclavage par la loi».

La critique est présentée dans les termes les plus patients et les plus collégiaux. Les historiens écrivent qu’ils partagent le souci que l’esclavage soit étudié comme un élément central de l’histoire américaine et qu’ils «croient en la justice sociale, mais pas au détriment de la vérité historique».

Holton double la mise à propos de Lord Dunmore

Holton a publié une réponse critique et défensive dans les deux jours. [2] Il n’a contesté aucun des points spécifiques soulevés par les historiens. Il s’est en revanche montré irrité («Cela m’attriste…») de ce que les historiens aient répondu à son essai de «700 mots» dans le Post — c’était en fait deux fois plus long – plutôt que d’attendre son futur «livre de 700 pages».

Holton feint de battre en retraite par rapport à l’explication mono-causale de la Révolution présentée dans le Post. Faisant semblant d’être blessé par une mauvaise interprétation, il prétend maintenant ne pas avoir mis l’accent sur la proclamation de Dunmore autant que le disent ses détracteurs:

Tout ce que j’ai soutenu dans l’essai que les professeurs critiquent, c’est que l’un des facteurs qui ont transformé ces restaurateurs blancs en partisans de l’indépendance était la coopération de la mère patrie avec leurs esclaves. Ce n’était pas la raison, mais c’était une raison [souligné dans l’original].

En fait, la chronique de Holton dans le Post ne mentionne pas d’autre «facteur» que les craintes racistes des Blancs concernant l’émancipation britannique. [3] Il se contente de balayer d’un geste tout ce qui a précédé la proclamation de Dunmore. Il écrit: «la plupart des Américains blancs… avaient montré peu d’intérêt pour l’indépendance», mais «lorsqu’ils ont appris que les Noirs avaient forgé une alliance informelle avec les Britanniques, les Blancs ont été furieux». Leur racisme inhérent libéré par Dunmore, les «Blancs» en colère s’étaient décidés pour la «sécession».

Holton fait seulement semblant d’être incompris. Il cache ce qu’il veut réellement dire dans la prose alambiquée de sa réponse aux historiens. Pourtant, c’est toujours là. Holton continue d’insister pour dire que le seul véritable facteur de la révolution était «l’alliance anglo-noire» ratifiée par Dunmore. Il écrit:

Les professeurs prétendent que les colons blancs se dirigeaient déjà vers l’indépendance à l’automne 1774, lorsque ces initiatives afro-américaines ont commencé. Mais en cela, ils se livrent à une histoire contre-factuelle – supposant qu’ils savent ce qui se serait passé. Il me semble clair que, même à cette date tardive, si le Parlement avait choisi d’abroger toutes ses lois coloniales depuis 1762, il aurait pu garder son empire américain intact. Ce que nous cherchons, ce sont les choses qu’on ne pouvait plus défaire. Dans le sud [sic] en particulier, l’une des agressions britanniques qui a empêché toute possibilité de réconciliation a été la décision des gouverneurs et des officiers de marine de coopérer avec les esclaves des colons.

En d’autres termes, les critiques de Holton ne «savent pas ce qui se serait passé». Seul lui, Woody Holton, «sait ce qui se serait passé». Et cela c’est… rien, sans Lord Dunmore! Tout ce qui a précédé la proclamation de Dunmore, y compris le sang versé par les premiers milliers de victimes de la guerre; la déclaration de guerre du roi à la rébellion coloniale; l’installation de Washington à la tête de l’armée continentale etc.; tout cela «ce sont les choses qu’on… pouvait défaire». La Proclamation de Dunmore était la seule «chose» qui comptait. Jusque-là, le Parlement «aurait pu garder son empire américain intact». Seule la proclamation de Dunmore, en raison de la fureur raciste des Blancs qu’elle a suscitée, «excluait toute possibilité de réconciliation».

Holton ne semble même pas se rendre compte qu’il se contredit. D’une part, il laisse entendre que la proclamation de Dunmore a été une erreur catastrophique qui a coûté aux Britanniques une grande partie de leur empire nord-américain. D’autre part, il la présente comme un coup de maître révolutionnaire. Peut-être que son prochain «livre de 700 pages» permettra de résoudre cette quadrature du cercle.

La méthode de Holton sera familière à ceux qui ont suivi la controverse du Projet 1619 et les opérations de Hannah-Jones et du rédacteur en chef du New York Times Magazine, Jake Silverstein. Pour un public populaire, les lecteurs du Washington Post, Holton présente le cas le plus hystérique possible: la fureur raciste blanche était la seule cause de la Révolution! Puis, lorsqu’il est contesté par des spécialistes reconnus dans ce domaine, il joue le rôle de la victime incomprise et se retire sournoisement de sa position réelle. Et dans un autre lieu encore, sur les réseaux sociaux, lui et ses partisans lancent des attaques ad hominem virulentes, accusant ces mêmes chercheurs de «donner des fellations aux hagiographes des Pères fondateurs» – les propres mots crus de Holton – et de les attaquer personnellement.

La méthode c’est l’homme. Holton et ses partisans ne participent pas à un véritable débat universitaire. Il s’agit là d’«Histoire» inventée par un individu qui a rompu avec les normes universitaires les plus fondamentales de sa spécialité.

Holton contre Holton

Holton a également rompu avec lui-même. Sa nouvelle théorie mono-causale de la Révolution américaine, qui fait de la proclamation de Dunmore l’événement unique à l’origine de la guerre, est carrément contredite par une position qu’il a présentée dans sa biographie d’Abigail Adams, épouse du Père fondateur John Adams, qui a remporté le prix Bancroft:

« S’il y a eu un moment unique où la Révolution américaine est devenue inévitable, c’est le jour où le ministère britannique dirigé par Frederick, Lord North, a déterminé sa réponse à la «Boston Tea Party» [action où une partie du thé d’un bateau marchand anglais fut jeté par-dessus bord, marquant le début de la révolution Américaine]. Seuls une cinquantaine d’hommes avaient participé à la destruction du thé (bien que des centaines de radicaux de Boston aient applaudi depuis les quais). Pourtant, North décida que la punition pour cet outrage devait être collective. Au cours d’une période de neuf semaines au printemps 1774, le Parlement a adopté quatre mesures qui ont semé l’inquiétude non seulement à Boston, non seulement dans tout le Massachusetts, mais dans toute l’Amérique du Nord britannique. »[c’est nous qui soulignons] . [4]

Des patriotes appliquant du goudron et des plumes au commissaire des douanes John Malcolm le 5 janvier 1774 sous l’arbre de la liberté à Boston, Massachusetts.

Dans sa biographie d’Abigail Adams, Holton affirme que la guerre est «devenue inévitable» avec la réaction du Parlement, à l’été 1774, à un événement, la ‘Boston Tea Party’, qui avait eu lieu en décembre 1773. Ces événements ont eu lieu de nombreux mois avant la proclamation de Dunmore. Une crise majeure était déjà apparue bien avant, qu’il discute également en détail dans ce livre, et après, la guerre a effectivement éclaté. L’ouvrage de 483 pages de Holton sur Abigail Adams ne contient pas une seule référence à la proclamation de Dunmore!

Dans son étude d’Abigail Adams, Holton s’efforce de parvenir au point de vue sur la Révolution d’une femme extrêmement articulée et politique. Le livre ne suggère rien d’autre que le fait qu’elle faisait partie d’une génération révolutionnaire, dont l’une des figures les plus marquantes était son mari. La biographie de Holton montre qu’il défend aujourd’hui ce qu’il sait être un faux argument.

Le mythe de l’«alliance anglo-noire» de Holton

Lorsque l’historien Raymond Lavertue l’a pressé, encore une fois de manière collégiale, sur Twitter pour savoir ce que signifiait concrètement l’«Anglo-Black Alliance», Holton s’est lancé dans une tirade immonde. Mais il n’a pas répondu à la question de Lavertue.

Tout ce que l’on peut tirer des éléments de preuve qu’il a présentés jusque là, c’est que Holton déduit l’existence d’une telle «alliance» du fait que certains esclaves de Virginie ont couru vers les lignes britanniques en 1774 et 1775. L’alliance a ensuite été solidifiée par la Proclamation de Dunmore, dit-il. Dans sa chronique du Post, Holton écrit:

« À partir de novembre 1774 – cinq mois avant les batailles de Lexington et de Concord – les Noirs du Piémont de Virginie se sont réunis pour évaluer comment utiliser le conflit imminent entre les colons et la couronne pour obtenir leur propre liberté. Au cours des 12 mois suivants, les Afro-Américains de tout le Sud ont essentiellement tenu ce discours aux fonctionnaires royaux assiégés: vous êtes en infériorité numérique, vous avez besoin de nous – et nous nous battrons pour vous si vous nous libérez. Au début, les Britanniques ont refusé, mais finalement Lord Dunmore, le dernier gouverneur royal de Virginie, a commencé à accueillir discrètement les Afro-Américains dans ce qu’il appelait son ‘régiment éthiopien’».

On pourrait pardonner à un lecteur qui ne connaîtrait pas les événements de 1774 en Virginie – une année traitée en détail dans un nouveau livre de Mary Beth Norton [5] – de supposer qu’un congrès indépendant d’esclaves nomma des représentants qui ont ensuite fait des ouvertures diplomatiques aux responsables impériaux dans une série de négociations de haut niveau. Bien entendu, aucune réunion officielle de ce type n’aurait été possible dans le système de l’esclavage, dont l’une des caractéristiques principales était le déni du droit à l’auto-organisation.

Holton a étiré la définition du terme «alliance» bien au-delà de son point de rupture. Ce dont il parle en réalité, c’est du mouvement des esclaves en tant qu’individus et petits groupes, généralement des familles, plantation par plantation, vers les positions de contrôle britanniques au fur et à mesure que la guerre se développe. C’est là un sujet important et fascinant. Les esclaves ont pris conscience du conflit entre les maîtres blancs et ont cherché à l’exploiter. Certains ont saisi la possibilité de faire pression pour leur liberté avant la proclamation de Dunmore. Mais le terme grandiose d’«alliance» a une signification formelle dans l’histoire de la guerre que les preuves ne peuvent soutenir. Et Holton n’a pas encore expliqué comment il était possible qu’une «alliance» ayant commencé après le début de la guerre ait également été la cause de celle-ci.

Non seulement la logique, mais aussi les faits fondamentaux sapent l’affirmation de Holton que la formation d’un système d’alliance fondé sur la race serait cause de la guerre.

Il n’y avait pas d’unité entre les «Blancs» – ni sur la Révolution ni sur la question de l’esclavage. Le sentiment anti-esclavagiste ne faisait certainement pas partie des calculs des loyalistes, qui représentaient peut-être 20 pour cent de la population coloniale blanche. Au contraire, ceux d’entre eux qui étaient propriétaires d’esclaves voyaient leurs biens humains protégés par l’Empire. Après leur défaite dans la Révolution, beaucoup ont fui, emportant leurs esclaves, vers les Caraïbes britanniques. L’évacué le plus notable fut Dunmore lui-même, qui devint gouverneur d’une colonie des Bahamas riche en esclaves. En effet, la partie la plus loyaliste de l’Empire britannique d’Amérique du Nord était celle qui comptait le plus grand nombre d’esclaves: les Caraïbes.

L’idée que les Noirs américains étaient unis derrière l’Empire dans une alliance «anglo-noire» est tout aussi absurde. Il est bien connu – ou du moins ça l’était à une certaine époque – que la première victime patriote de la Révolution américaine, lors du massacre de Boston en 1770, était un Noir libre, Crispus Attucks. Gary Nash, historien de la Révolution américaine récemment décédé, estimait que 9.000 Noirs avaient servi la cause des Patriotes [6]. [Un nombre similaire a peut-être servi sous les armes britanniques. Mais les affirmations selon lesquelles 100.000 d’entre eux ont couru vers les lignes britanniques et 20.000 ont servi la Couronne, statistiques qui circulent largement sur Internet, ne semblent pas fondées sur des faits. L’historienne australienne Cassandra Pybus, qui a réalisé l’étude la plus approfondie des données, suggère que pas plus de 20.000 esclaves ont rejoint les lignes britanniques en Virginie, au Maryland, en Géorgie et dans les Carolines pendant toute la durée des combats. Deux autres estimations faisant autorité, réalisées par les historiens Allan Kulikoff et Ira Berlin, réduisent également de manière drastique le chiffre des 100.000. [7]

Mais si 100.000 esclaves ont effectivement rejoint les lignes britanniques, ou même la moitié de ce nombre, qu’est-il advenu d’eux? Holton affirme que les Britanniques ont «tenu leur promesse». Mais il reconnaît également que seuls quelques milliers d’esclaves américains libérés sont allés en Nouvelle-Écosse – où, comme l’a démontré l’historien canadien James W. St.G. Walker, les promesses britanniques de terres et de lots n’ont jamais été tenues. Un nombre encore plus restreint d’esclaves est allé en Grande-Bretagne et en Sierra Leone. Si les chiffres sont exacts, cela signifierait, par définition, que les Britanniques n’ont pas «tenu leurs promesses» envers de nombreux milliers de personnes. La plupart de ces esclaves sont morts de maladie ou ont été remis en esclavage ou, comme Ira Berlin l’a suggéré, ont préservé leur liberté après s’être enfuis dans les nouveaux États-Unis.

Les terribles conditions de vie dans les camps britanniques, exacerbées par une épidémie de variole, ont coûté la vie à la plupart des fugitifs. Sur les 1.500 esclaves qui ont cherché refuge auprès de Dunmore au début de la guerre, les deux tiers sont morts de maladie. Les décès dus à la maladie – typhoïde et surtout variole – ont continué à décimer les anciens esclaves sous contrôle britannique jusqu’à la capitulation de Yorktown. Pybus décrit la scène qui s’y déroule en octobre 1781:

« Dans les derniers jours terribles précédant la capitulation de Cornwallis, la plupart des recrues noires qui pouvaient marcher – hommes, femmes et enfants – ont été renvoyées de la garnison, avec le peu de rations qu’on avait pu trouver, pour se débrouiller seules. Lorsque les Américains victorieux sont entrés dans Yorktown, ils ont trouvé la ville jonchée de gens mourant de leurs blessures et de la variole ». [9]

La Proclamation de liberté de Dunmore ne s’appliquait pas non plus à une large catégorie d’esclaves qualifiés de «séquestrés». Ceux-ci, qui se comptaient par milliers, furent généralement capturés par les Britanniques sur des plantations patriotes abandonnées. Ils furent incorporés comme esclaves au service de l’armée britannique ou bien celle-ci les donna aux propriétaires d’esclaves loyalistes en compensation des esclaves perdus aux patriotes – une claire violation de l’«alliance» fantaisiste de Holton. Enfin, il faut noter également qu’il y avait aussi des esclaves qui gagnèrent leur liberté en servant la cause des patriotes – la Virginie adopta une loi d’émancipation en ce sens, en 1783. [10]

Holton est étrangement silencieux sur une autre proclamation britannique, postérieure à celle de Dunmore, qui menaçait d’esclavage les Noirs libres. Mise en vigueur par le général britannique Sir Henry Clinton en juin 1779, «la proclamation de Philipsburg» réitérait bien l’offre de liberté aux esclaves des maîtres en rébellion. Mais ce n’était pas là son objectif principal. Elle commençait par une plainte contre les forces patriotes pour avoir «adopté une pratique consistant à enrôler des Nègres dans leurs troupes». Et il annonçait que l’armée britannique saisirait «tous les Nègres pris portant les armes, ou remplissant un devoir militaire quelconque» et les vendrait comme esclaves, «l’argent devant être payé à ceux qui les capturent.» [11]

Le point fondamental est le suivant: la question de l’esclavage ne s’est posée qu’au milieu de la crise révolutionnaire et après que les combats aient déjà éclaté. Ce n’est qu’alors qu’elle est apparue sous tous ses aspects, les Noirs, esclaves et libres, combattant pour les deux camps. C’était un épiphénomène de la révolution. Holton a beau essayer, il ne peut échapper à ce fait.

Une fois de plus, sur la Révolution américaine et l'esclavage

La fuite des esclaves vers les lignes britanniques et les quelques milliers d’entre eux qui ont finalement gagné leur liberté de cette manière, est un aspect du défi que la Révolution américaine a lancé à l’esclavage. Mais le mouvement vers l’abolition que l’esclavage a suscité dans le Nord, et plus brièvement dans le Sud, a été infiniment plus important pour la disparition définitive de l’esclavage, «quatre-vingt-sept ans» plus tard, lors de la guerre civile américaine.

Contrairement à la guerre de Sécession, la deuxième révolution américaine, le mouvement contre l’esclavage pendant la Révolution et les débuts de la République n’était pas une conséquence prévue de la révolution. Mais elle n’était pas non plus fortuite. Comme Gordon Wood, Eric Foner, David Brion Davis et d’autres l’ont expliqué, la Révolution américaine, en adoptant la rhétorique de la liberté et de l’esclavage comme métaphore de la relation coloniale avec la Grande-Bretagne, a attiré l’attention sur l’esclavage des Noirs et l’a rendu visible comme il ne l’avait jamais été auparavant. Un autre éminent historien, feu Bernard Bailyn, a expliqué que bien que l’esclavage n’ait pas été détruit par la Révolution,

… il avait été soumis à une forte pression du fait de l’extension des idées révolutionnaires, et en portait les marques à jamais. Tant que l’institution de l’esclavage perdurerait, il incomberait à ses défenseurs de démontrer pourquoi l’affirmation «tous les hommes sont créés égaux» ne signifiait pas précisément ce qu’elle disait: tous les hommes, «blancs ou noirs». [12]

Un autre groupe d’universitaires, dont Alfred Young, Ray Raphael et Gary Nash, a démontré que la révolution avait profondément marqué la société américaine. Elle a insufflé une pensée politique même à ses couches opprimées, notamment les femmes, les agriculteurs pauvres, les serviteurs sous contrat et autres Blancs sans propriété, les Noirs libres et les esclaves mêmes. Cet ensemble d’études a montré que les Noirs – esclaves et libres, du Nord comme du Sud – ont profité des idées et des opportunités offertes par la Révolution pour faire avancer la cause de la liberté.

C’est dans ce contexte historique qu’a eu lieu le premier mouvement concentré contre l’esclavage. En Virginie et au Maryland, un mouvement d’affranchissement chez les maîtres américains multiplia par plus de six le nombre de Noirs libres entre 1790 et 1810. Même en Caroline du Sud, le nombre de Noirs libres a triplé, passant de 1.800 à 4.500 [13]. [13] Les États du Nord ont entrepris, immédiatement après la révolution, de mettre en place des lois qui abolissent progressivement l’esclavage au cours des décennies suivantes. Le Vermont, premier État à entrer dans l’Union après 1776, est également devenu la première autorité gouvernementale de l’hémisphère occidental à abolir l’esclavage par une loi. La toute première société abolitionniste au monde est née à Philadelphie en 1775. Peut-être Jefferson avait-il ces développements à l’esprit lorsqu’il a écrit avec optimisme, en 1782, qu’il détectait

un changement déjà perceptible, depuis l’origine de la présente révolution. L’esprit du maître s’apaise, celui de l’esclave sort de la poussière, sa condition s’adoucit, la voie, je l’espère, se prépare, sous les auspices du ciel, à une émancipation totale; et cela est disposé, dans l’ordre des événements, à se faire avec le consentement des maîtres, plutôt que par leur extirpation. [14]

Comme le montre l’historienne Kate Masur dans son nouveau livre sur le premier mouvement des droits civiques, l’ouvrage faisant actuellement le plus autorité en la matière, «le mouvement abolitionniste de l’ère révolutionnaire cherchait non seulement à mettre fin à l’esclavage fondé sur la race, mais aussi à faire reconnaître les nouveaux affranchis». En conséquence, les organisations anti-esclavagistes se sont battues pour obtenir des lois antiracistes et ont assuré la défense juridique des Noirs libres visés par des lois racistes au début de la République. L’anti-esclavagisme et l’anti-racisme d’une part, et l’esclavage et le racisme, d’autre part, étaient entièrement liés. [15]

Plus fondamentalement, le développement capitaliste rapide du Nord reposait sur l’émergence de ce que l’on appelait le «travail libre». Une catégorie qui, dans la pensée de l’époque, englobait le travail salarié, l’entreprise capitaliste productive, les petits agriculteurs et les hommes d’affaires. Non seulement l’esclavage, mais aussi la servitude sous contrat et d’autres formes de dépendance personnelle, y compris l’ancien système des guildes, étaient abandonnés. Mais dans le Sud, l’énorme expansion du système des plantations après le déploiement de l’égreneuse à coton à la fin des années 1790 a provoqué une expansion stupéfiante de l’esclavage. C’était un développement qui faisait partie intégrante de la croissance capitaliste mondiale plus large, rythmée par l’industrialisation britannique.

Ces processus historiques complexes et contradictoires ont donné naissance au premier mouvement politique abolitionniste de masse de l’histoire mondiale dans les années 1820 et 1830, suivi dans les années 1850 par le parti républicain anti-esclavagiste et Abraham Lincoln, puis dans les années 1860 par la guerre de Sécession – au cours de laquelle quelque 700.000 Américains ont combattu et sont morts et qui, avec la libération des esclaves, a entraîné la plus grande saisie de propriété privée de l’histoire mondiale avant la révolution russe d’octobre 1917.

La Déclaration d'indépendance

Holton tente de réduire la Déclaration d’indépendance, qui figure certainement parmi les manifestes révolutionnaires les plus importants de l’histoire mondiale, à guère plus qu’à l’annonce publique d’un complot contre-révolutionnaire. Il rejette le préambule de la Déclaration, qui contient sans doute les lignes les plus célèbres de l’histoire des lettres américaines, dans lequel Jefferson écrit: «Nous tenons ces vérités pour évidentes... que tous les hommes sont créés égaux.» Jefferson détaillait en outre, dans un langage audacieux, le droit inhérent et naturel à la révolution, et expliquait que le «respect dû à l’opinion de l’humanité» exigeait que les «faits soient soumis au monde impartial».

Thomas Jefferson

Holton ne voit pas grand-chose dans tout cela. «La Déclaration mentionne brièvement les droits de l’homme, mais se concentre sur les droits des États (nations), en particulier le droit d’entités telles que les 13 colonies à se détacher de leur mère patrie», explique-t-il. «La plupart des Blancs qui les ont cités sont allés directement à ses clauses sécessionnistes».

Parmi ces «clauses sécessionnistes», Holton n’en trouve qu’une seule qui présente un intérêt quelconque – mais c’est une clause qui n’a pas été retenue dans la Déclaration finale. Il s’agit de la condamnation par Jefferson du commerce transatlantique des esclaves, qui a été supprimée, comme Jefferson l’a expliqué plus tard, en raison de l’opposition des esclavagistes de Caroline du Sud et de Géorgie, ainsi que des marchands d’esclaves de la Nouvelle-Angleterre. Holton ne voit pas dans ce passage supprimé une preuve des convictions anti-esclavagistes de Jefferson à l’époque. Mais la clause de Jefferson se prononce avec force contre l’esclavage dans sa condamnation de la couronne britannique qui, écrit-il,

a mené une guerre cruelle contre la nature humaine elle-même, violant ses droits les plus sacrées à la vie et à la liberté dans la personne d’un peuple lointain qui ne l’a jamais offensé, les captivant et les entraînant en esclavage dans un autre hémisphère ou pour encourir une mort misérable dans leur transport là-bas. Cette guerre de piraterie, l’opprobre des puissances infidèles, est la guerre du roi chrétien de Grande-Bretagne. Déterminé à maintenir ouvert un marché où les Hommes doivent être achetés et vendus, il a prostitué son négatif pour supprimer toute tentative législative d’interdire ou de restreindre cet exécrable commerce.

Holton attache une immense importance au fait que cette clause était «trois fois plus longue» que toute autre clause écrite par Jefferson. Mais Holton ignore cyniquement la première partie, qui condamne à la fois l’esclavage et la traite des esclaves, car elle sape sa thèse. Parce qu’il souhaite tourner une clause anti-esclavagiste en justification esclavagiste et raciste de la «sécession», Holton ne considère que la dernière phrase, dans laquelle Jefferson a écrit:

Et pour que cet assemblage d’horreurs ne manque pas d’être distingué, il excite maintenant ces mêmes gens à se lever parmi nous, et à acheter cette liberté dont il les a privés, en assassinant les gens sur lesquels il les a imposés: remboursant ainsi d’anciens crimes commis contre les libertés d’un peuple, par des crimes qu’il les exhorte à commettre contre la vie d’un autre.

Pour être franc, cette utilisation tendancieuse et hautement sélective des preuves n’est pas digne d’un historien professionnel, et elle doit remettre en question la validité de toutes les preuves que Holton prétend avoir trouvées à l’appui de son affirmation que la Révolution américaine était une contre-révolution raciste. Combien parmi les autres «éléments de preuve» qu’il diffuse au compte-gouttes sur Twitter sont aussi fortement modifiés et séparés de leur contexte que le traitement qu’il réserve à ce seul passage de la Déclaration d’indépendance?

La Révolution américaine, comme toutes les révolutions démocratiques bourgeoises de l’époque, ne pouvait soulever que sous forme idéologique la question de l’égalité. Elle fut capable de poser la question mais pas de la résoudre. La force des écrits de l’historien Gordon Wood sur cette époque réside dans sa reconnaissance du paradoxe, voire de la tragédie essentielle, de l’incapacité des Pères fondateurs à mettre au monde la société républicaine qu’ils avaient imaginée. Néanmoins, ils s’étaient engagés dans une lutte qui, en dépit de leurs illusions, était d’une importance monumentale. Au fur et à mesure que les grandes contradictions de la révolution ont mûri, notamment l’esclavage, elles sont devenues des facteurs de la poursuite de la révolution, atteignant leur paroxysme lors de la Guerre civile américaine.

L’Empire britannique de Holton en tant que force révolutionnaire

La thèse de Holton selon laquelle la Révolution américaine était une contre-révolution – une position partagée par le Projet 1619 et par Horne – le place dans une situation impossible en ce qui concerne l’histoire mondiale. Si la Révolution américaine avait été lancée de manière préventive afin de défendre l’esclavage contre les menaces d’émancipation britannique – en d’autres termes, si la Révolution américaine était par essence la même chose que la sécession du Sud au moment de la Guerre de sécession – il en découle nécessairement que l’Empire britannique, en «alliance» avec les «Noirs» contre les «Blancs américains», était l’adversaire progressiste dans cette lutte. L’argument de Holton, Horne et du Projet 1619 est que la cause du progrès historique prenait appui sur le roi George III et qu’il aurait été préférable que les États-Unis n’eussent pas été fondés.

Carte de l’Empire britannique au XIXe siècle

Non seulement cela ne tient pas compte de l’histoire américaine ultérieure, notamment du lien puissant entre la Révolution américaine, la Guerre civile et l’abolition de l’esclavage, mais cela ne tient pas compte non plus de l’histoire mondiale. Holton a toujours eu une étroite approche nationale. Il a même pu écrire dans une critique de livre de 2016: «Presque inévitablement, placer la guerre d’indépendance dans un contexte mondial la diminue». [16] Sa vision désespérément provinciale retourne les récits nationaux-patriotiques, mais ne les renverse pas. En fait, il n’est pas possible de comprendre la Révolution américaine sans la placer dans son contexte mondial.

Le lien entre la Révolution américaine et la Révolution française était clair et connu en son temps. Jefferson, alors ambassadeur en France, assista personnellement à l’ouverture des États généraux à Versailles, en mai 1789. Le mois suivant, il s’est joint à Lafayette pour rédiger une déclaration des droits qui a servi de base à la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Puis, en juillet, après la prise de la Bastille, les révolutionnaires français se réunissent clandestinement pour discuter d’un nouveau gouvernement dans la résidence de Jefferson à l’Hôtel de Langeac. De nombreux soldats et officiers français ont assimilé les idéaux de «liberté, égalité et fraternité» de la Révolution américaine ; Lafayette, et les intellectuels français ont suivi les événements américains avec enthousiasme. En reconnaissance de la contribution américaine à la Révolution française, Lafayette remit en 1790 la clé de la Bastille au nouveau président américain, George Washington.

La révolution en France a rapidement déclenché une révolution dans sa colonie la plus riche et la plus importante, Saint-Domingue, ou Haïti, qui avait le double caractère d’une révolution démocratique et d’un soulèvement massif d’esclaves. Haïti était composée à 90 pour cent d’esclaves et comptait également une part importante de Noirs libres qui avaient aidé à mener la révolution. Des centaines de ces Noirs libres avaient servi dans des régiments de «gens de couleur» aux côtés des Français contre les Britanniques lors de la Révolution américaine. Bien que la révolution haïtienne ait terrifié les esclavagistes américains – et qu’un grand nombre de maîtres d’esclaves haïtiens se soient réinstallés aux États-Unis après la révolution, notamment en Louisiane – le lien entre les révolutions américaine et haïtienne est indéniable. Comme l’étaient d’ailleurs les liens entre toutes les révolutions qui ont eu lieu dans le monde atlantique entre 1776 et les révolutions européennes ratées de 1848. [17]

L’Empire britannique, quant à lui, a été le centre de la réaction mondiale à la fin du 18e siècle et pendant tout le 19e siècle. Il a lutté pour réprimer les révolutions américaine, française et haïtienne, ainsi que tous les mouvements démocratiques, révolutionnaires et anticolonialistes qui ont suivi en Irlande, en Europe, en Inde, en Afrique, dans les pays arabes et en Chine. En Angleterre même, la classe dirigeante britannique était prête à déclencher une répression brutale pour bloquer même des revendications élémentaires, telles que le droit de vote des hommes de la classe ouvrière, comme ce fut le cas lors du massacre de Peterloo en 1819. Pendant la Guerre de sécession américaine, le gouvernement britannique dirigé par Lord Palmerston pencha fortement en faveur de la cause confédérée. La dérive de Londres vers une reconnaissance diplomatique de la Confédération aurait été un acte équivalent à la guerre. Elle a été bloquée principalement par la classe ouvrière britannique qui, malgré les immenses souffrances de la «famine du coton», s’identifia massivement à la cause de la liberté après la publication par Lincoln de la proclamation d’émancipation.

Il est tout à fait compréhensible que certains esclaves aient cherché le soutien de la Grande-Bretagne. Mais l’encouragement très limité de l’empire à la fuite des esclaves lors de la Révolution était un exemple de ‘realpolitik’ calculée. Cela était tout à fait conforme à ses méthodes de division et de conquête. Ces politiques allaient avoir un effet dévastateur dans le monde entier au cours des deux siècles suivants, de l’Ulster au Kenya en passant par Mumbai et Guangdong. Les crimes de l’impérialisme britannique, dont la liste est bien trop longue, ne peuvent servir d’excuse à l’esclavage américain. Mais la nature objective de ce que l’Empire britannique représentait à l’échelle mondiale ne peut en aucun cas être ignorée dans une évaluation du caractère politique de la Révolution américaine.

Quant à l’esclavage, le commerce des biens humains dominé par les Britanniques s’est poursuivi vers leurs possessions indiennes et américaines, avec quelque 1,5 million d’hommes, de femmes et d’enfants enlevés à l’Afrique pendant les années de la crise impériale et du début de la République américaine, en gros de 1760 à 1805. Le Parlement britannique n’a mis fin à l’esclavage dans les Indes qu’en 1833. Cela s’est fait de manière bien différente de la révolution sanglante de la Guerre civile américaine. Ce fut obtenu en remettant 40 millions de livres aux maîtres, dont beaucoup mettaient rarement, voire jamais, les pieds aux Indes. C’était le plus grand renflouement de l’histoire britannique jusqu’au grand transfert de richesse du premier ministre travailliste Gordon Brown au secteur bancaire de la City de Londres en 2009.

La «théorie» racialiste de l’histoire

L’hypothèse de Holton d’une «alliance anglo-noire» est issue d’un problème plus large. Il croit avoir deviné les motivations des acteurs de la Révolution américaine en les classant en races «blanche» et «noire». Dans sa chronique du Post et dans ses «éléments de preuve» sur Twitter, Holton déduit toute l’action de la crise impériale et de la guerre de ces deux catégories. Il peut ainsi écrire les phrases suivantes: «Les Noirs avaient forgé une alliance»; «Les Blancs étaient furieux»; «La proclamation d’émancipation de Dunmore a rendu les Blancs furieux.» Il ne fait aucune distinction, par exemple, entre les esclavagistes patriotes et loyalistes, entre les quakers de Pennsylvanie et les pionniers de Caroline du Sud, ou entre les Noirs libres de Boston et les esclaves de Caroline du Sud.

Le racialisme foule l’histoire aux pieds. Ce qui est omis dans le récit de Holton est stupéfiant. Il n’y a pas de Révolution anglaise, pas de Lumières, pas de concept de lutte contre le féodalisme et l’aristocratie. Il n’y a aucune référence aux facteurs économiques décisifs, tels que l’abondance des terres et la rareté de la main-d’œuvre en Amérique du Nord. Il n’y a aucune reconnaissance du capitalisme mercantile, et encore moins de référence à la crise financière qu’il subissait, un aspect crucial de la crise impériale en général. [18]

Et quelle théorie de la causalité l’approche racialiste de l’histoire offre-t-elle? Elle confère à la race une importance primordiale, mais d’où vient la race elle-même? Holton, à la suite de Hannah-Jones, semble revendiquer une nouvelle forme de ce qu’on appelait autrefois «l’exceptionnalisme américain». Les «races» sont typiquement américaines, et seules les races «blanche» et «noire» ont une importance réelle, pas les Indiens, ni les innombrables groupes d’immigrants qui ont également souffert de l’oppression en Amérique, de l’époque coloniale à nos jours.

La conviction que l’histoire est déterminée par la race a longtemps été associée, à juste titre, à la droite. C’était la philosophie historique du Ku Klux Klan aux États-Unis et des nazis en Allemagne. Mais contrairement à ce que dit la mythologie détraquée des fascistes, la race n’est pas issue de la nature. Elle s’est développée historiquement avec le capitalisme comme moyen de justifier et de rendre «naturelles» diverses formes d’exploitation.

Cette «réification de la race» a pris une forme intellectuelle de plus en plus concrète au début du 19e siècle, lors de la retraite intellectuelle de la classe dirigeante par rapport au rationalisme des Lumières. En Europe et aux États-Unis, la promotion de la race comme moyen d’imposer une fausse interprétation de la réalité sociale était inextricablement liée à l’apparition de la classe ouvrière et du socialisme – un antidote en fait à celle-ci. Comme l’a observé Georg Lukacs, «l’obscurcissement et la désorganisation des sciences sociales à l’époque impérialiste ont largement eu lieu sur la base de la théorie raciale (la race remplaçant la classe)». [19]

Holton ne pense pas être raciste. Il croit sans doute qu’il combat le racisme et que, dans ce combat, il est permis de jouer avec les faits de l’histoire – jusqu’avec la chronologie même – afin d’obtenir «un passé utilisable» pour le présent.

Il se trompe. Les masses opprimées de toutes les ethnies et de toutes les nationalités ont besoin d’une compréhension honnête et objective du passé, tout autant que du présent.

Le fait de plaquer sur l’histoire une mythologie racialiste, quels que soient ses objectifs à court terme et, franchement, pécuniaires, ne fera que nourrir les miasmes anti-scientifiques et irrationnels propices à l’extrême droite. L’attaque de la Révolution américaine et de la Guerre civile, et de la lutte historique générale en faveur de l’égalité où ces deux révolutions formaient des cimes jumelles, ne fait que renforcer l’extrême-droite. Elle intervient à un moment dangereux où la démocratie est en péril, aux États-Unis comme ailleurs. En effet, l’extrême droite trouve son propre «passé utilisable» dans le territoire historique abandonné, et aujourd’hui dénoncé, par le libéralisme américain. L’attaque de la Révolution américaine par le New York Times et des historiens comme Woody Holton permet à Trump et au Parti républicain de se poser en défenseurs de 1776. Derrière cet écran, le complot s’intensifie pour un coup d’État contre la démocratie.

[1] Middlekauff, Robert et Université d'Oxford. La cause glorieuse: la révolution américaine 1763-1789 (The Glorious Cause: The American Revolution 1763–1789). New York; Oxford: Oxford University Press, 1985: 322.

[2] Holton, Woody. «Le spectre de l'émancipation et la route vers la révolution: Une réplique à Richard Brown et Cie. | Réseau d'information sur l'histoire» (“The Specter of Emancipation and the Road to Revolution: A Rejoinder to Richard Brown et. al. | History News Network.”). Consulté le 13 septembre 2021. https://historynewsnetwork.org/article/181195.

[3] Holton, Woody. «Perspective | La dette de la Déclaration d'Indépendance envers l'Amérique noire», (Perspective | The Declaration of Independence's Debt to Black America), 2 juillet 2021. https://www.washingtonpost.com/outlook/2021/07/02/fourth-july-african-americans-declaration/.

[4] Holton, Woody. Abigail Adams: Une vie. Atria Books. Kindle Edition: 56-57

[5] Norton, Mary Beth. «1774: la longue année de révolution» (1774: The Long Year of Revolution), 2021.

[6] Nash, Gary B. «La révolution afro-américaine» dans Gray, Edward G, et Jane Kamensky. Le manuel d'Oxford sur la révolution américaine (The African Americans' Revolution: in Gray, Edward G, et Jane Kamensky: the Oxford Handbook of the American Revolution), 2015: 254

[7] Pybus, Cassandra. «Les maths défectueux de Jefferson: la question des défections d'esclaves dans la Révolution américaine» (Jefferson’s Faulty Math: The Question of Slave Defections in the American Revolution). Le trimestriel de William et Mary 62, no 2 (2005): 258; Berlin, Ira. Many Thousands Gone: The First Two Centuries of Slavery in N.A. Harvard U.P., 1998: 263, 303; Kulikoff, Allan. Tobacco and Slaves: The Development of Southern Cultures in the Chesapeake, 1680-1800. Chapel Hill: Univ. of North Carolina Pr., 2002: 418.

[8] Walker, James W. St.G. Black Loyalists: «La recherche d'une terre promise en Nouvelle-Écosse et en Sierra Leone» (The Search for a Promised Land in Nova Scotia and Sierra Leone) 1783-1870. S.l.: Univ of Toronto Press, 2017.

[9] Pybus, Cassandra, Voir le [7] «Les maths défectueuses de jefferson...»: 257.

[10] Frey, Silvia, «Entre l'esclavage et la liberté: les Noirs de Virginie dans la révolution américaine» (Between Slavery and Freedom: Virginia Blacks in the American Revolution), Journal of Southern History, vol. 49, no. 3 (août 1983), pp. 387-88; et Quarles, Benjamin, «Lord Dunmore en libérateur» (Lord Dunmore as Liberator) The William and Mary Quarterly, 3rd Ser., vol. 15, no. 4.

[11] «Proclamation de Philipsburg», dans Wikipedia, 17 juillet 2021. https://en.wikipedia.org/w/index.php?title=Philipsburg_Proclamation&oldid=1034059392.

[12] Bailyn, Bernard. Les origines idéologiques de la Révolution américaine. Belknap Press, 2021: 246.

[13] Berlin, Ira. Esclaves sans maîtres: le nègre libre dans le Sud de l'Antebellum. New York: Pantheon, 1974.

[14] 'Extrait des Notes sur l'État de Virginie de Thomas Jefferson», 1782 [citation] | Jefferson Quotes & Family Letters.' Consulté le 13 septembre 2021. https://tjrs.monticello.org/letter/2218.

[15] Masur, Kate. «Jusqu'à ce que justice soit faite: le premier mouvement pour les droits civils en Amérique, de la révolution à la reconstruction» (Until Justice Be Done: America's First Civil Rights Movement, from the Revolution to Reconstruction), 2021: 9.

[16] Holton, Woody. 'Le monde ne suffit pas'. Revues d'histoire américaine 43, no 1 (2015): 33.

[17] James, Cyril Lionel Robert. Les Jacobins noirs: Toussaint L'Ouverture et la révolution de Saint-Domingue. Secker et Warburg, 1938.

[18] Sheridan, Richard B. «La crise du crédit britannique de 1772 et les colonies américaines» (The British Credit Crisis of 1772 and The American Colonies). The Journal of Economic History 20, no. 2 (1960): 161-86.

[19] Lukacs, Georg. La destruction de la raison, 1952. Consulté le 13 septembre 2021. https://www.marxists.org/archive/lukacs/works/destruction-reason/ch03.htm.

***END FRENCH NOTES***

(Article paru d’abord en anglais le 16 septembre 2021)

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